Interview de Marie-France Mazars
Doyen de la Cour de cassation honoraire
14/01/2015
Quelle était votre analyse de l’arrêt du 1er juillet 2009, dit arrêt Pain c/ DHL Express[i], concernant son impact sur les avantages catégoriels conventionnels ?
Marie-France Mazars : Pour comprendre l’arrêt Pain du 1er juillet 2009, il faut rappeler qu’il a été précédé de l’arrêt du 20 février 2008
Le litige de l’affaire Pain portait sur l’avantage réservé aux cadres par un accord collectif leur octroyant 30 jours de congés payés par an alors que les personnels non cadres bénéficiaient de 25 jours de congés payés. L’application du principe d’égalité de traitement énoncé dans l’arrêt du 20 février 2008 pouvait-elle être écartée au seul motif que la disparité de traitement constaté résultait d’un accord collectif ?
Il n’était pas question de porter atteinte aux avantages catégoriels (ceux des cadres comme ceux des non cadres) par une sorte d’égalitarisme. Cependant nous avions conscience que les avantages catégoriels résultant d’accords collectifs ou des conventions collectives, souvent anciennes et négociées de façon séparée pour les cadres et les non cadres, étaient « fragilisés ». Nous pressentions que si certains avantages réservés aux cadres seraient facilement justifiée au regard de la nature des fonctions, des conditions de travail et des sujétions liées à la nature de l’emploi, d’autres avantages, par exemple, le maintien du salaire pendant la maladie, ou les systèmes de garanties de prévoyance accordés aux seuls cadres seraient des avantages difficilement justifiables au regard du principe d’égalité de traitement.
La réflexion s’est poursuivie sous la forme d’une consultation des représentants des organisations syndicales et patronales. Ces consultations nous ont permis de préciser, dans les arrêts du 8 juin 2011, ce que les juges du fond devaient rechercher pour apprécier la réalité et la pertinence des justifications de tel ou tel avantage au regard du principe d’égalité de traitement.
Quelles sont désormais, depuis les arrêts du 8 juin 2011, les attentes de la Cour de cassation pour justifier dans les conventions ou accords collectifs une différence de traitement ?
Marie-France Mazars : Les trois arrêts du 8 juin 2011 (n° 10-14.725, n° 10-11.933, n° 10-11.663) reprennent le principe posé par l’arrêt Pain. Ils ajoutent: « repose sur une raison objective et pertinente la stipulation d’un accord collectif qui fonde une différence de traitement sur une différence de catégorie professionnelle, dès lors que cette différence de traitement a pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de la situation des salariés relevant d’une catégorie déterminée, tenant notamment aux conditions d’exercice des fonctions, à l’évolution de carrière ou aux modalités de rémunération. »
Il s’agit donc de vérifier que l’avantage accordé est lié aux conditions d’exercice des fonctions (durée du travail, déplacements, sujétions particulières, responsabilités…), l’évolution de carrière (mobilité quant aux fonctions exercées ou mobilité géographique…) ou les modalités de rémunération (variable et liée aux objectifs…). Par ailleurs, l’accord collectif a une logique d’ensemble. Certaines mesures prises isolément peuvent induire une inégalité alors qu’appréciées dans un ensemble, les garanties apportées au salarié de l’une comme de l’autre catégorie apparaissent de même valeur.
Nous avons déjà vu un contrôle de la Cour de cassation sur la mise en œuvre de cette jurisprudence. Dans l’arrêt (28 mars 2012, n° 11-12.043) portant à nouveau sur l’affaire Pain c/ DHL Express, la chambre sociale a cassé l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait admis que le supplément de congés accordé aux seuls cadres n’était pas justifié alors qu’elle avait constaté que le temps de travail accompli par les cadres soumis au forfait jours[iii] était supérieur à celui des autres salariés. Il est en outre précisé que les contraintes particulières des cadres peuvent être compensés à la fois dans le calcul de la rémunération et par l’octroi d’un repos supplémentaire.
On notera aussi que par trois arrêts du 13 mars 2013 (n° 11-20.490 à 11-21.473), la chambre sociale a écarté l’application du principe d’égalité de traitement s’agissant d’avantages bénéficiant aux cadres au titre de la protection sociale complémentaire (Il s’agissait du financement patronal d’un régime de frais de santé plus avantageux pour les cadres que pour les non cadres et d’un régime de prévoyance mis en place uniquement pour les cadres)- ce qui n’allait pas de soi. La solution, en l’état, a sécurisé les régimes de prévoyance complémentaires. Un article du journal Le Monde commentant cette décision a titré « Il faut sauver le soldat cadre » … Il faut toutefois souligner que des négociations ont permis, dans certaines entreprises, d’harmoniser la prévoyance afin de mettre fin, dans ce domaine, aux différences de traitement qui sont de moins en moins tolérées.
Pensez-vous que la construction jurisprudentielle en la matière permettra de reconnaître des spécificités précises pour les cadres, comme la Cour de cassation vient de le faire pour les cadres dirigeants ?
Marie-France Mazars : Le législateur (L.3111-2 du Code du travail) a défini le cadre dirigeant. Cette définition est d’une importance particulière dans la mesure où le cadre dirigeant n’est pas soumis à la réglementation de la durée du travail. Dans une récente décision (2 juillet 2014, n°12-19.759), la chambre sociale n’a fait qu’interpréter strictement ce texte en énonçant que, pour entrer dans cette catégorie, le cadre dirigeant doit non seulement remplir les critères exigés par l’article précité mais qu’il doit participer à la direction de l’entreprise.
Il en va différemment de la définition des autres cadres. Il n’existe pas de définition légale, de portée générale, du cadre. Nous en avons dans les textes sur le temps de travail et pour les élections prud’homales. Pour déterminer l’appartenance à la catégorie, les juges se fondent essentiellement sur les classifications conventionnelles.
La classification résultant des arrêtés Parodi-Croizat de 1946 retenait, indépendamment de celui lié à la formation (souvent constatée par un diplôme), le critère essentiel de l’exercice par délégation de l’employeur d’un commandement sur les collaborateurs. Or, aujourd’hui, nombre de cadres n’ont pas de fonctions d’encadrement. Des non cadres disposent d’une autonomie leur permettant d’être soumis au régime du forfait-jours (essentiellement conçu pour s’appliquer aux cadres). Certains ETAM relèvent du régime Agirc.
Il me semble que les situations sont trop diverses pour que la jurisprudence puisse construire une définition univoque des critères de l’appartenance à la catégorie des cadres.
Croyez vous que la revendication de FO-Cadres de remettre à plat l’ANI de 1983 relatif au personnel d’encadrement permettra de donner des éléments objectifs pour justifier les avantages catégoriels conventionnels ?
Marie-France Mazars : Le constat d’évolutions majeures de la situation et des conditions de travail des cadres pourrait conduire à une révision de cet accord.
Ce sont les partenaires sociaux qui sont les mieux placés pour se pencher sur les clauses catégorielles afin d’en expliciter les justifications objectives. L’ANI serait – me semble-t-il – un bon instrument pour dégager des paramètres d’éléments objectifs qui puissent servir de base ou de grilles de lecture pour les négociations d’avantages catégoriels dans les branches et dans les entreprises.
Il me semble qu’il en va de l’intérêt des salariés mais aussi des employeurs qui, si une inégalité de traitement est invoquée par un salarié devant le juge, aura à justifier des raisons objectives et pertinentes de l’inégalité constatée. Négocier un ANI serait pour les partenaires sociaux un moyen de définir ensemble les éléments de justification des avantages catégoriels.
[i] petitlien.fr/L158-Pain
[ii] petitlien.fr/L158-arret2008
[iii] Voir notre lettre trimestrielle consacrée au sujet