Dispositifs d'alerte professionnelle
Interview de Sandra Charreire Petit
15/04/2015
Sandra Charreire-Petit est professeur à l'Université Paris-Sud et directrice de l'Ecole doctorale SHS - Sciences de l'Homme et de la Société.
Sandra Charreire Petit : Cette question mériterait, à elle seule, de longs développements car les enjeux comme les risques associés sont multiples. Il existe, en outre, différentes manières d’aborder la question. Pour répondre en quelques mots ici, je me concentrerais sur l’approche particulière qui consiste à appréhender le déploiement, en France, de la pratique du whistleblowing et ses incidences potentielles sur le management et le gouvernement d’entreprise. Le contexte de ce déploiement est celui de la loi Sarbanes-Oxley (SOX), adoptée par le Congrès américain, en 2002, après des scandales comptables et financiers retentissants, comme ceux dʼEnron ou bien encore de Worldcom. L’enjeu de la loi SOX est de restaurer la confiance des investisseurs, en renforçant notamment la fiabilité de l’information financière et la responsabilité des managers. Pour se faire, la loi stipule l’obligation de mettre en œuvre un contrôle interne, lequel est exercé au bénéfice des investisseurs. Il faut donc bien comprendre que le socle juridique sur lequel repose cette loi est anglo-saxon. L’une des dispositions de la loi impose aux sociétés américaines ou étrangères cotées aux Etats-Unis, ainsi quʼà leurs filiales localisées à lʼétranger, de mettre en place des procédures de whistleblowing. Il existe dès lors des répercussions certaines sur les pratiques de management, lorsque les firmes d’origine américaine faisant appel à l’épargne des citoyens américains, doivent faire respecter, ailleurs que sur leur sol, des lois américaines. Ainsi, les entreprises concernées par le déploiement du whistleblowing sont aux prises avec les réalités internationales et avec les normes qui s’imposent aux acteurs mondiaux.
La question, en France, consiste dès lors à comprendre comment ce droit, né de l’autre côté de l’Atlantique, se traduit dans les pratiques managériales des entreprises et comment il s’articule en particulier avec un droit du travail qui encadre, pour partie déjà, ces questions.
Pour répondre précisément aux enjeux et aux risques de l’alerte professionnelle, il convient donc revenir aux sens du whistleblowing aux Etats Unis, puis en France. Littéralement, l’expression signifie «souffler dans le sifflet» pour donner l’alerte. Selon la loi SOX, le champ de l’alerte est comptable et financier et vise à prévenir de fraudes ou de tentatives de fraudes. En France, le droit d’alerte professionnelle existe déjà en droit du travail. L’alerte, exercée par les salariés, permet de signaler à l’employeur toute situation dangereuse pour la vie ou la santé. L’article L. 4131-1 du Code du travail dispose que le salarié «signale immédiatement à l’employeur ou à son représentant toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection». Le comité d’entreprise peut également alerter «lorsque la situation économique de l’entreprise se révèle préoccupante» (art. L. 2323-78 du Code du travail).
Sans entrer dans les détails, on voit bien apparaître des différences fondamentales dans la notion même d’alerter. Se retrouvent ainsi aujourd’hui incarnés par un même vocable, des pratiques de l’alerte sensiblement différentes, du fait des socles juridiques anglo-saxons et français qui le sont également, mais aussi du fait du champ couvert par l’alerte ; la sphère comptable et financière d’une part, et les sphères de la santé au travail et de la situation économique de l’entreprise, d’autre part. Il faut donc bien comprendre qu’en France, le whistleblowing qui nous vient de la loi SOX est une pratique de contrôle au statut particulier qui ne se substitue pas, mais s’ajoute bien aux autres possibilités existantes de contrôle interne.
La pratique de l’alerte, telle que nous pouvons l’observer depuis quelques années en France fait ainsi apparaître trois enjeux. Le premier enjeu a trait à une forme de redistribution des pouvoirs au sein de l’entreprise. Redistribution parce qu’un pouvoir nouveau est conféré au salarié ; il peut alerter, sans passer par la voie hiérarchique, en usant d’un dispositif technique mis à sa disposition pour cela. Il est ainsi dans la position d’un garant de l’intérêt général lorsqu’il «souffle dans le sifflet», en utilisant une ligne téléphonique par exemple, mise à sa disposition. Avec la diffusion de cette pratique, un pouvoir de contrôle, jusque-là exclusivement top down et conféré à la hiérarchie, est accordé explicitement au salarié. Le contrôle devient possiblement bottom up. Le deuxième enjeu, lié au premier, renvoie aux légitimités distinctes de l’alerte et du contrôle. Ces deux premiers enjeux conduisent à repenser la nature des rapports sociaux dans l’entreprise, et, plus particulièrement les liens d’emploi. Le troisième enjeu concerne l’élargissement du champ de l’alerte que l’on a pu observer. De la seule sphère comptable et financière au début des années 2000, le champ de l’alerte s’est considérablement élargi en traversant l’atlantique. Il suffit de penser à l’élargissement du champ de l’alerte, tel que repensé par la CNIL en janvier 2014. Les domaines de lutte contre les discriminations, le harcèlement, la santé, l’hygiène et la sécurité au travail, ainsi la protection de l’environnement sont désormais concernés. Au-delà, la CNIL a étendu début 2014 les fondements juridiques permettant de justifier la mise en place d’une alerte professionnelle. Il suffit désormais de répondre à une obligation légale «ou à un intérêt légitime »… De la même manière, une des distinctions qui demeurait forte entre l’alerte américaine et l’alerte telle que nous la connaissions en France, a disparu. En effet, la CNIL est revenue sur le principe des alertes anonymes auxquelles elle était, jusqu’à présent, opposée. Les obligations de la loi SOX sont, en grande partie, à l’origine de ce changement de position de la CNIL qui désormais autorise ces alertes anonymes. Il y a donc bien une forme d’extra territorialité de la loi SOX qui affecte les pratiques de management des entreprises en France, que ces entreprises soient françaises ou non.
Il n’est d’ailleurs pas anodin de considérer la dénomination même de ce dispositif dans les entreprises. De très nombreuses entreprises utilisent le terme « d’alerte éthique » pour traduire ce que recouvre désormais ce dispositif. Cette alerte est peut-être aussi qualifiée d’éthique pour faire passer plus facilement le fait qu’il ne s’agit pas réellement d’une obligation que notre corps social s’est lui-même choisie...
Si l’on déplace les préoccupations au niveau de l’organisation maintenant, le statut de l’alerte permet de poser d’intéressantes questions. L’alerte peut en effet apparaître comme un dispositif de contrôle a priori, et donc finalement, comme un moyen d’anticiper et de gérer les risques. Les conseils dʼadministration cherchent de plus en plus à réaliser des cartographies des risques portés par les différentes parties prenantes. Il se pourrait que les dispositifs d’alerte dont le champ est étendu puissent jouer aussi ce rôle de prévention et de contrôle des risques. Mais là encore, il convient de bien spécifier d’où l’on parle et, ce faisant, quels intérêts sont plus particulièrement défendus avec de tels dispositifs.
Trouvez-vous nécessaire de faire une distinction entre le lanceur d’alerte hors de l’entreprise (le citoyen) et dans l’entreprise (le salarié) ?
Votre question reviendrait à faire une distinction entre le citoyen et le salarié, ce que je ne conçois pas. Le salarié ne quitte pas son statut de citoyen en entrant dans le hall de son entreprise et inversement. Et les cas de lanceurs d’alerte célèbres dans le monde le montrent d’ailleurs très bien. Sherron Watkins, l’ancienne vice-présidente de la société Enron en Californie, est l’une des figures les plus emblématiques de l’alerte dans le monde. Elle est connue pour avoir envoyé un courrier électronique interne, sous la forme d’un avertissement, dans lequel elle faisait part de ses vives inquiétudes au CEO de l’époque, Keneth Lay, à propos d’inexactitudes dans les rapports financiers de l’entreprise. Son message d’alerte est au départ interne à l’entreprise et adressé à un périmètre très limité. Puis, en août 2001, son mail est rendu public et les pratiques comptables frauduleuses visant à camoufler les pertes de la société sont mises à jour. C’est d’ailleurs à la suite de scandales de ce type que le congrès américain a adopté la loi Sarbanes-Oxley, pour restaurer la confiance des investisseurs par l’obligation de mettre en œuvre un contrôle interne ; tout le monde devait pouvoir alerter avant qu’il ne soit trop tard. Mais il est intéressant d’analyser ce qu’il est arrivé à Sherron Watkins, comme à bien d’autres lanceurs d’alerte dans le monde : ils ne sont pas restés salariés bien longtemps après le lancement de l’alerte ! Ils ont très souvent été écartés de l’entreprise sans ménagement, ont connu des traversées du désert professionnelles importantes, des déconvenues financières, des troubles psychologiques graves parfois, nécessitant souvent des reconversions professionnelles. En d’autres termes, le salarié lanceur d’alerte ne doit pas être distingué du citoyen car, dès lors que l’alerte franchit les murs de l’entreprise pour devenir publique, il est quasi systématiquement l’objet de représailles et il devient alors nécessaire de le protéger. La protection du lanceur d’alerte doit être pensée en amont comme en aval du lancement de l’alerte. Aujourd’hui, des réflexions sont encore à conduire sur ces questions, même si des premiers textes de loi ont été votés (loi du 6 décembre 2013 par exemple). Il est, à mon sens, contreproductif et dangereux pour l’ensemble des parties prenantes de distinguer le salarié du citoyen. Il est important de penser ces dispositifs en intégrant à la fois l’intérêt de l’entreprise, pour la préserver d’alertes intempestives qui pourraient nuire à son image et à sa compétitivité, et l’intérêt du salarié-citoyen, qui doit pouvoir alerter sans prendre un risque évident pour lui-même d’abord. Il doit être protégé. Les cas étudiés montrent que lorsque l’alerte est fondée, aux plans économique, moral ou encore éthique, les représailles sont très importantes pour le lanceur d’alerte. Ce n’est pas normal.
Pensez-vous que les dispositifs d’alerte professionnelle constituent un véritable outil d’expression des salariés dans l’entreprise ?
Compte tenu de mes précédents propos, bien évidemment non. Mais je ne suis pas persuadée qu’il faille faire en sorte que ces dispositifs deviennent des outils d’expression privilégiés dans l’entreprise. A vrai dire, je suis même persuadée du contraire. Il faut laisser à ces dispositifs le caractère exceptionnel qu’ils doivent avoir. Le dialogue dans l’entreprise est fondamental. C’est plutôt sur la qualité de celui-ci qu’il faut miser pour prévenir toute forme de mauvaise gestion. Je ne pense pas ici au seul dialogue social, mais aux échanges qui ont lieu tous les jours, au quotidien, dans les relations de travail, entre collègues. Un des risques de ces dispositifs d’alerte est d’altérer la confiance entre les managers et les collaborateurs ou employés. Par ailleurs, il ne faut pas minimiser le dilemme auquel fait face le lanceur d’alerte. Ce n’est pas une décision facile ni une action légère que de lancer une alerte. Parler ou se taire constitue un réel dilemme pour un salarié. Le lanceur d’alerte doit fait preuve d’une certaine résistance face aux pressions, directes et indirectes, qui le poussent à ne pas voir, à ne pas parler. Le salarié est à la fois dans une posture d’obéissance consentie et de loyauté. Il parle parce qu’il obéit à la charte (qu’il a signée parfois) ou au code de conduite de l’entreprise qui l’invite à alerter. Il parle également parce qu’il est loyal à l’organisation qui l’emploie et qu’il veut préserver l’intérêt général en alertant. A l’inverse, il peut ne pas obéir et se taire. Il commet alors ce qu’on appelle un « crime d’obéissance » qui consiste à faire ce qu’on lui dit (se taire), plutôt que ce qu’il faudrait faire (au moins évoquer le problème). Ce faisant, il est loyal cette fois envers sa hiérarchie que, d’une certaine manière, il protège.
Je ne qualifierais donc pas, pour toutes ces raisons, les dispositifs d’alerte « d’outils d’expression des salariés » dans l’entreprise. En revanche, je pense qu’il faudrait plutôt garantir la libre expression, et donc la protection notamment vis-à-vis de l’employeur, de celles et ceux qui actionneraient un dispositif que les actionnaires mettent à leur disposition, pour des raisons, bonnes ou mauvaises, de mise en conformité avec des lois, françaises ou non d’ailleurs.
Dans quelle mesure l’alerte professionnelle heurte-t-elle le droit d’alerte des IRP dans l’entreprise ?
Je ne sais pas si l’alerte professionnelle récente et issue de la SOX dont nous parlons, heurte le droit en matière d’alerte des IRP véritablement car il s’agit d’un droit ou d’une possibilité qui leur est conférée depuis un peu plus de 30 ans. Pour moi, il s’agit surtout de deux logiques un peu différentes, qui peuvent d’ailleurs être complémentaires plus qu’opposées ou opposables et qui, de fait, cohabitent dans les collectifs de travail que sont les entreprises. L’alerte issue de la SOX que nous évoquons ici, est avant tout une alerte lancée par un individu via un dispositif mis à sa disposition par les propriétaires de l’entreprise, c’est-à-dire par les actionnaires. Bien entendu, cette alerte est cadrée plus ou moins, et des dispositifs sont mis en œuvre pour la traiter en interne dans l’entreprise ou, quelque fois, par une instance externe, chargée d’instruire les alertes. Cependant, quelle que soit l’ampleur de l’alerte – la plupart de donne pas grand-chose – le point de départ est individuel et s’inscrit dans des rapports salarié-employeur qui relèvent davantage de la soft law que du droit du travail (hard law). Ainsi, les alertes de type whistleblowing ne relèvent pas du champ contractuel (contrat de travail) qui lie salarié et employeur. Le droit d’alerte des IRP est, pour cette raison notamment, bien différent. Il s’agit, selon les instances, d’une possibilité ou d’un droit, mais aussi dans certains cas, d’un devoir d’alerte qui, s’il n’était pas respecté, pourrait engager la responsabilité de ceux qui assument la charge de l’instance représentative des personnels. La logique est alors plus volontiers collective et s’inscrit dans le cadre d’un un dialogue social avec l’employeur, étayé par des textes réglementaires qui s’imposent théoriquement à tous. L’alerte de type whistleblowing ne s’inscrit pas nécessairement dans ce même cadre. Rien n’oblige le lanceur d’alerte à saisir les IRP de son problème, même si rien n’indique non plus qu’il n’aurait pas d’intérêt à le faire... Autre nuance qui fait sens ; l’alerte des IRP s’inscrit dans le cadre de relations employeur/employés tandis que l’alerte dite éthique (whistleblowing) s’inscrit dans le cadre de relations actionnaires/employés. En effet, ce sont bien les propriétaires (ou actionnaires) qui établissent une relation quasi directe avec les salariés, via des dispositifs techniques, généralement des lignes téléphoniques dédiées au traitement des alertes venues de l’intérieur.
Que pensez-vous du mouvement citoyen qui revendique la reconnaissance d’un statut pour le lanceur d’alerte (une loi applicable au secteur privé et au secteur public, une autorité indépendante, la création d’une maison ou fondation pour soutenir les lanceurs d’alerte) ?
Les rapports sociaux sont de plus en plus régulés par la soft law. Le monde du travail n’y échappe pas et peut-être faut-il y voir avant toute chose une réponse au difficile dialogue entre des cadres juridiques dont les socles ou fondements sont distincts et donc, peu compatibles. Or, la firme qui s’affranchit des frontières pour concevoir, produire et vendre, a besoin de s’affranchir aussi des difficultés que lui posent des systèmes juridiques difficilement compatibles, afin de mener une politique qu’elle estime cohérente, partout dans le monde où elle a des intérêts. Donc, d’une certaine manière, la soft law n’est pas poussée que par la seule société civile ou par des mouvements citoyens. Elle est également largement encouragée et façonnée par les grandes entreprises, souvent multinationales. Celles-ci défendent, de manière plus ou moins convaincante d’ailleurs, des politiques et des pratiques, mais aussi des stratégies d’investissement, dites « socialement responsables ». Alors, le mouvement citoyen qui revendique la reconnaissance d’un statut pour le lanceur d’alerte doit, à mon sens, être analysé avec ces grands mouvements à l’esprit. Il est intéressant de constater que ce mouvement citoyen demande de la régulation par la loi (un statut, une protection juridique, des garanties et droits, etc…) alors même que l’alerte s’est développée poussée par la norme et la logique de conformité à des normes internationales qui font force de loi tant il s’agit, pour les entreprises, de préalables à leurs actions.
-> Retrouvez l'article paru dans la revue Economie et Sociétés en septembre 2012.