Contrôles en excès, éthique en danger !
16/04/2015
"Faut-il s'engager dans l'institutionnalisation d'un rôle individuel du lanceur d'alerte ?"
Ils sont ce que l’on nomme communément des lanceurs d’alerte ou « whistleblowers » en anglais, ces salariés ou citoyens qui, confrontés à un acte délictueux ou à des négligences pouvant remettre en cause la santé ou la sécurité publiques, décident, face notamment à l’indifférence répétée de leur hiérarchie, d’opter pour la publicisation de leur prise parole. C’est ainsi que la plupart des scandales sanitaires, environnementaux et financiers ont vu le jour. Un engagement qui n’est pas sans conséquences pour les intéressés. Nombreux sont les lanceurs d’alertes qui subissent pressions et harcèlement et perdent jusqu’à leur emploi.
Faut-il alors protéger les lanceurs d’alertes ? Oui assurément. La réponse ne saurait souffrir d’aucune contestation possible. Rappelons toutefois que dans les entreprises, un droit d'alerte et une protection sont accordés au représentant du personnel au Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), et celui-ci doit être informé spécifiquement des alertes lancées et des suites données. A ce jour, plusieurs textes permettent de protéger une personne lorsqu'elle souhaite diffuser des informations internes, en dehors de son cadre professionnel. La France possède d'ores et déjà un arsenal, largement méconnu, de mécanismes d'alerte dans le secteur privé. Dans le secteur public, les agents, les fonctionnaires et les élus ont l'obligation, et non la simple faculté, de dénoncer au procureur de la République les infractions pénales dont ils auraient connaissance dans l'exercice de leurs fonctions. Rappelons également l’article L1351-1 du code de la santé publique qui dispose : « Aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation professionnelle, ni être sanctionnée ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de traitement, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, soit à son employeur, soit aux autorités judiciaires ou administratives de faits relatifs à un risque grave pour la santé publique ou l'environnement dont elle aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions. »
Faut-il s’engager dans l’institutionnalisation d’un rôle individuel de lanceur d’alerte accompagné de la création d’un statut, de la mise en place d’une agence de captation des alertes, sorte d’autorité indépendante, et d’un fonds financier de soutien ? On est en droit de s’interroger sur les dérives possibles qu’une telle institutionnalisation pourrait emporter notamment en remettant en cause la légitimité des IRP et leurs réelles capacités au sein même des lieux de travail à permettre le lancement et la réception des alertes. En France, les Comités d'entreprise, les délégués du personnel et les syndicats remplissent déjà ce rôle d'écoute et de transmission de l'information. A tout moment, ils peuvent demander des explications sur les comptes et le fonctionnement de l'entreprise.
Sans compter qu’il est difficile de vouloir transposer littéralement un outil qui provient d'une culture anglo-saxonne dans un système qui, culturellement, n'est pas prêt à le recevoir. Depuis 2002, en réaction à l'affaire Enron, toutes les entreprises françaises cotées aux Etats-Unis, ainsi que toutes les filiales françaises d'entreprises américaines, sont tenues de mettre en place des dispositifs de recueil d'alertes en application de la loi américaine Sarbanes-Oxley. Les chartes éthiques et autres codes de bonne conduite ont également accompagné ce mouvement pour favoriser la dénonciation des faits de corruption. Appuyés par un plaidoyer pour plus d’éthique soutenu en partie par les institutions financières internationales, ils sont devenus la source d’un nouveau système de normes portées par l’entreprise où la référence à l’éthique permet de soigner une réputation tout en devenant de véritables outils de contrôle et de normalisation - pour ne pas dire de moralisation - des comportements des salariés. Autant d’outils qui peuvent déjà transformer l'entreprise en un lieu où s'entretiennent suspicions et calomnies au détriment de l'activité économique. Afin que cette obligation ne conduise pas à la mise en place d'un système généralisé de délation, la CNIL a dû mener en 2005 un important travail d'encadrement de ces dispositifs qu’elle n’a autorisés qu'à la triple condition qu'ils soient facultatifs, complémentaires par rapport aux mécanismes existants dans l'entreprise (voie hiérarchique, délégués du personnel, inspection du travail, etc.) et qu'ils ne soient pas anonymes.
Comment enfin ne pas craindre la possible dérive vers une fonction de lanceur d’alerte semblable à celle du sycophante de la cité athénienne, dénonciateur des voleurs de figues puis sorte d’accusateur professionnel auquel revenait une partie de l’amende en cas de condamnation et qui progressivement désigna les personnes qui ne vivaient que de délations et livraient aux passions de la foule les citoyens éminents et surtout ceux dont elle redoutait le plus la raison ou la vertu. Notre sensibilité est à juste titre heurtée par de telles pratiques.
Ces éléments devraient nous inciter à nous interroger sur l'efficacité des dispositifs existants avant d'en envisager de nouveaux. Pour que les dispositifs d’alertes professionnelles et autres codes éthiques ne soient pas de simples effets de mode, une évaluation rigoureuse des systèmes existants et un effort accru de pédagogie, auprès tant des salariés que des agents publics, sont indispensables à l'engagement d'un débat public éclairé.
Eric Pérès
--> Pour aller plus loin : consultez notre Lettre trimestrielle n°159 sur les Chartes, codes éthiques et alertes professionnelles