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L'AVIS DE L'EXPERT : Philippe ROUZAUD
Ingénieur et désormais animateur de formations de sensibilisation sur les risques du lean, Philippe ROUZAUD est l’auteur de Salariés, le lean tisse sa toile et vous entoure... (L’Harmattan, 2011).

Le lean a-t-il toujours la cote dans les organisations françaises ?

Oui. Malgré un essoufflement récent et même si les entreprises, prudentes, communiquent via des termes mieux connotés, le lean reste le mode d’organisation le plus en vogue. Notamment parce qu’il est promu par des cabinets de conseil, dont le gagne-pain est de proposer des solutions souvent pré-établies et des kits de déploiement. Ces consultants promeuvent la démarche en disant qu’elle améliore le bien-être au travail, ce qui est plus porteur. Ils combinent le tout avec d’autres outils – par exemple ceux de la méthode agile. Résultat : le lean à l’état pur n’existe pas et on raconte un peu tout et n’importe quoi sur le sujet.

Dans votre livre, vous ne relevez qu’un seul exemple de lean « vertueux », dans une usine italienne qui a accru sa production mais aussi ses effectifs, tout en améliorant les conditions de travail…

De nos jours, le lean est présenté comme la panacée mais je n’ai guère croisé d’exemple de mise en place éthique. Ces outils sont extrêmement puissants pour accroître la productivité et les bénéfices, mais les résultats sont-ils humainement acceptables ? Pour répondre aux critiques, les défenseurs du lean disent souvent que ses principes sont dévoyés, notamment par l’appât du gain : dans une entreprise financiarisée, adopter ces outils dans le seul but de gagner 15 % de productivité en deux ans, c’est effectivement une réflexion de courte vue. Mais dans mon livre, je montre que le lean est en fait intrinsèquement porteur de risques  pour la santé des salariés : les standards de travail sont irréalistes, les marges de manœuvre trop réduites, le travail trop intense. Conçu en rupture avec le fordisme et le taylorisme, le lean aboutit en fait aux mêmes travers en oubliant la place des hommes qui font le travail. Par exemple, l’ambition de tout quantifier, de cartographier chaque tâche pour savoir si elle dégage de la valeur, en plus d’être illusoire, traduit le fantasme de travailleurs interchangeables, forgé par une élite qui entend prendre le lead dès sa sortie d’école. Le lean conquiert tous les secteurs d’activité ; mais pour schématiser, on pourrait dire qu’il s’applique partout… et ne fonctionne nulle part.

Quelles incidences le lean a-t-il sur le management ?

Les encadrants sont les plus exposés au cas de conscience : comment être acteur et promoteur d’un projet auquel on ne souscrit pas ? D'une manière générale, le lean suppose une évolution des fonctions et l’acquisition de nouvelles compétences. Le superviseur vient en effet en appui ; il doit valoriser les membres de son équipe, les conseiller sans en faire trop, animer le collectif… Des savoir-faire qu’on ne possède pas toujours dans une France encore très taylorienne ! Autre conséquence grave : le raccourcissement de la ligne hiérarchique se traduira tôt ou tard par des suppressions de postes cadres.

Comment les organisations syndicales sont-elles affectées par le lean ?

Certains rêvent d’une entreprise lean qui fonctionne si bien, de manière tellement démocratique, qu’elle pourrait se passer de syndicats (chez Toyota à Valenciennes, il y a d’ailleurs eu des cas de discrimination syndicale). Cette vision est orientée et partisane. Mais elle pose la question du repositionnement du syndicat. Celui-ci doit élargir son rôle, ne plus être seulement dans la revendication. D’autant que les salariés, au moins durant les premiers mois, se montrent généralement favorables au lean : l’entreprise les écoute, elle accorde enfin des budgets pour repeindre, ran-ger, réaménager les locaux, et plus largement pour faire un sort à tout ce qui enquiquine au quotidien. Les IRP risquent donc d’être stigmatisées – traitées de fossiles par la direction, de réfractaires au progrès par les salariés. Le syndicat doit trouver des solutions pour ne pas être marginalisé, et pour se tenir au courant des projets de l’employeur. Participer ou pas à certains groupes de travail peut occasionner un cas de conscience.

Quel devrait être, selon vous, le rôle des IRP ?

Commander des expertises reste très difficile, car la direction s’oppose en général vigoureusement à la contestation d’un projet stratégique. Mieux vaut à mon avis aborder la question via les informations-consultations mises en place depuis 2016 par la loi Rebsamen. La direction se sentira moins agressée. Fort de cette entrée en matière, le CE (ou le futur CSE) pourra demander un point complémentaire à un expert et engager le débat pour tâcher de faire apporter les correctifs nécessaires.

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