"La prise en compte des évolutions induites par l’intelligence artificielle (IA) dans le monde du travail n’est plus une fiction.

Alors que la société Onclusive France, spécialisée dans la communication et la veille médias, annonçait en 2023 son intention de licencier 68 % de ses effectifs au motif tiré de l’introduction d’une intelligence artificielle, IBM France et Air Liquide en faisaient de même conduisant ainsi à s’interroger sur le point de savoir si l’introduction d’une IA peut ou non constituer un motif valable de licenciement en droit français.

  • IA et mutation technologique

Une mutation technologique est, à la lecture des dispositions du code du travail, un motif autonome de licenciement indépendamment de toute difficulté économique ou nécessité pour la société de sauvegarder sa compétitivité. Ce motif est néanmoins plus rarement utilisé en pratique notamment car il implique la démonstration non simplement d’un changement technologique mais bien d’une innovation réelle induite par l’introduction de nouvelles technologies.

Reste à savoir si l’IA pourrait rentrer dans cette catégorie. C’est bien ce qu’a pu considérer le ministère du travail qui interrogé, dans le cadre du projet de restructuration mené par la société Onclusive France basé sur l’intégration d’une IA au sein de l’entreprise, a estimé que celui-ci s’inscrivait dans un projet de mutations technologiques via l’automatisation des tâches manuelles et l’intégration de nouveaux algorithmes modifiant ainsi ses prestations intellectuelles (ministère du travail, réponse ministérielle n° 12062, JOAN 19 décembre 2023).

La Cour de cassation n’a, quant à elle, pas à notre connaissance encore pris position. Le tribunal judiciaire de Pontoise a néanmoins déjà jugé que l’introduction d’un logiciel basé sur l’intelligence artificielle constituait une innovation technologique justifiant le recours à une expertise par le CSE, peu important son éventuel impact sur l’emploi (*).

L’usage du motif tiré d’une mutation technologique nécessitera en réalité une appréciation in concreto de l’impact de l’IA sur les emplois et se heurtera nécessairement aux obligations de formation et d’adaptation des salariés à leur poste de travail de sorte qu’il peut être plus prudent de se diriger vers un motif tiré de la sauvegarde de la compétitivité afin de justifier de licenciements pour motif économique résultant de l’introduction d’une IA.

  • IA et obligation de formation et d’adaptation des salariés

Même si l’obligation d’adaptation des salariés à l’évolution de leur emploi ne peut avoir pour objet de leur délivrer une qualification nouvelle, l’obligation de formation et d’adaptation des salariés sera nécessairement mise en avant comme faisant obstacle à la qualification de l’IA comme une mutation technologique à même de justifier de licenciements pour motif économique au sens du code du travail. Afin de faire face à cet écueil, il est recommandé d’inclure l’utilisation de l’IA dans le plan de développement des compétences de l’entreprise ainsi que dans tout éventuel accord relatif à la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP).

  • IA et sauvegarde de la compétitivité

Cela étant, le motif tiré d’une mutation technologique n’est pas le seul motif auquel les employeurs pourraient avoir recours pour justifier de licenciements liés à l’IA. La sauvegarde de la compétitivité pourrait être avancée. C’est d’ailleurs la position qui avait été adoptée par la société Pages Jaunes dans le cadre de la transition entre ses produits traditionnels, annuaire papier et minitel, et ceux liés aux nouvelles technologies liées notamment à l’émergence d’internet. C’est également la voie qui a été finalement retenue par société Onclusive.

  • Qu’en est-il dans d’autres pays ?

La position française n’est finalement pas si éloignée de celle adoptée en Allemagne où aucune décision de justice n’a encore été rendue quant à l’usage de l’IA comme motif de licenciement économique. En Allemagne comme en France, l’usage de l’IA comme motif de licenciement sera, semble-t-il, apprécié au regard des règles de droit commun lesquelles imposent également une obligation de formation des salariés à l’évolution de l’emploi.

Au Royaume-Uni, le parti conservateur a exclu tout projet de législation visant à réglementer l'utilisation de l'IA au travail. En avril, le "Trades Union Congress" a cependant publié un projet de loi sur l'intelligence artificielle visant à réglementer la prise de décisions "à haut risque" (notamment toute décision de recrutement ou de licenciement) liées à l'utilisation de l'IA sur le lieu de travail et à interdire totalement certaines utilisations de l'IA. A l’inverse, aux Etats-Unis, l’IA a pu être utilisée comme outil de sélection des salariés ayant vocation à être licenciés (qui en ont été informés par visioconférence).  

Même si nous sommes bien loin de cette situation, il serait utile, à des fins de sécurité juridique, que le législateur se penche sur l’usage de l’IA dans le monde du travail. A suivre."

(*) Tribunal judiciaire de Pontoise, 15 avril 2022, n°22/00134. 

Source : https://urlz.fr/rfs3 (actuEL RH - Lefebvre Dalloz)