Si Vincent Bolloré a longtemps fait figure de “spécialiste” de ces procédures-bâillons – attaquant systématiquement toutes les révélations gênantes concernant l’activité de son groupe – d’autres ont récemment pris le relais.
Le 28 avril 2023, TotalEnergies assignait en justice Greenpeace France en raison de la publication d’un rapport qui interroge les calculs effectués par la multinationale sur ses émissions de CO2. La procédure, qui présente la particularité de reposer sur des dispositions du code monétaire et financier, vise notamment à faire interrompre toute diffusion actuelle ou à venir du rapport.
Quelques mois plus tôt, en septembre 2022, le groupe d’intelligence économique et d’influence AvisaPartners avait poursuivi pas moins de quatre médias pour diffamation, dans le cadre de révélations sur ses activités. En octobre, le groupe de télécoms Altice avait obtenu du Tribunal de commerce de Nanterre une interdiction de publier certaines informations contre le site Reflets.info, sur la base de la loi protégeant le secret des affaires.
En mars et avril 2023, c’était au tour du journal Mediacités d’être visé par deux procédures en diffamation, engagées par le promoteur immobilier Alila et son dirigeant Hervé Legros après la publication de révélations sur les pratiques de la société. En six ans d’existence, le média a déjà fait face à 19 procédures judiciaires, sans qu’aucune n’ait pour le moment débouché sur une condamnation.
En mai 2023, plusieurs journalistes de France Inter, Le Monde et L’Humanité comparaissaient également pour diffamation, en raison des poursuites engagées par l’entreprise de gestion des déchets Sepur à la suite d’articles faisant état de pratiques à l’encontre de travailleurs sans-papiers.
Le même mois, Mediapart ainsi que le journal d’investigation normand Le Poulpe apprenaient qu’ils étaient visés par une ordonnance du tribunal de commerce de Rouen, obtenue sans contradictoire plusieurs mois auparavant par l’entreprise de dépollution Valgo. Les deux médias avaient publié en 2022 une enquête mettant en cause la qualité de la dépollution menée par le groupe sur une ancienne raffinerie. Valgo a alors attaqué une autre société pour concurrence déloyale afin de l’obliger à communiquer ses échanges avec les journalistes à l’origine de l’enquête, en violation du secret des sources, protégé par la loi de 1881 sur la liberté de la presse et la Convention européenne des droits de l’homme.
La stratégie qui consiste à intimider les journalistes ou les voix critiques sur le terrain judiciaire pour imposer la voix du plus fort dans le débat public porte un nom : on parle de procédures-bâillons.
Si les procédures reposent souvent sur le délit de diffamation, dont le régime est encadré par la loi sur la liberté de la presse de 1881, les poursuites basées sur des dispositions de droit des affaires se multiplient ces dernières années, comme en attestent les cas susmentionnés. Dans tous les cas, l’objectif de ces procédures est le même : intimider et censurer. Elles tendent en effet à entraver la capacité des cibles à intervenir dans le débat public en les soumettant à un procès long et coûteux, joué à armes inégales, et ont ainsi un effet dissuasif viral au sein de la société civile. Les poursuites pour dénigrement commercial ou atteinte au secret des affaires constituent une menace d’autant plus grave qu’elles contournent les dispositions protectrices de la liberté d’expression contenues dans la loi de 1881, et soumettent les affaires à une justice commerciale déconnectée des enjeux de protection des journalistes, associations et militant⸱e⸱s.
Au niveau européen, la société civile est mobilisée depuis 2020 pour appeler l’Union européenne à légiférer contre ces procédures-bâillons. Le 27 avril 2022, la Commission européenne a adopté une proposition de directive « sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives ». Le Conseil de l’Union européenne vient toutefois d’adopter une orientation restrictive sur la proposition de directive, qui vide le texte de sa substance en réduisant drastiquement son champ d’application, ainsi que l’ambition des mesures de protection. Si cette orientation venait à se confirmer, la quasi-totalité des cas susmentionnés ne pourraient bénéficier des protections du texte.
En France, cette proposition de directive a pour l’instant reçu un accueil discret. La patrie des droits humains est pourtant régulièrement pointée du doigt en matière de procédures-bâillons. Cette nouvelle vague récente de poursuites doit agir comme un signal d’alarme : lors des travaux au Parlement et des trilogues à venir, il est impératif de revenir à une version plus ambitieuse du texte, en assurant un champ d’application large et des mesures de protection effectives, conformément aux recommandations de la société civile.
Les signataires de cette tribune interpellent donc le gouvernement français et le Parlement européen à agir pour aboutir à une future directive qui préserve la liberté d’expression, ainsi que la liberté d’informer et d’être informé.