Une problématique qui perdure
C’est un vieux serpent de mer : les plateformes numériques, dont les représentants les plus symboliques se nomment Uber ou Deliveroo, ont érigé leur modèle économique sur un vide juridique dans la législation du travail. Officiellement, elles permettent la mise en relation entre des clients et des auto-entrepreneurs, à savoir, pour ces deux exemples, des VTC ou des livreurs. Officieusement, la relation entre elles et ces auto-entrepreneurs est plus complexe.
En effet, trois critères existent pour définir un statut de travailleur indépendant : libre choix des tarifs, des horaires et de la clientèle. Trois critères existent également pour définir un lien de subordination : pouvoir de direction, pouvoir de contrôle, pouvoir de sanction. Or bien souvent, les TPN ne cochent aucun des trois critères d’indépendance, quand le lien qui les unit aux plateformes réunit toutes les caractéristiques du lien de subordination :
- Pouvoir de direction via les missions qu’elles octroient aux travailleurs,
- Pouvoir de contrôle via notamment le pistage GPS,
- Pouvoir de sanction par voie de déconnection temporaire ou définitive de la plateforme, quand certains TPN ne correspondent plus aux attentes placées en eux.
Ce système permet aux plateformes d’exercer leur activité tout en s’exonérant de l’ensemble des responsabilités inhérentes aux employeurs, notamment en termes de protection sociale et de cotisations.
C’est pourquoi, depuis quelques années, des collectifs de TPN ont vu le jour dans la quasi-totalité des pays d’implantation des plateformes. De nombreux recours ont également eu lieu, conduisant, dans la plupart des cas, à la requalification en contrat de travail.
L’UE et les plateformes : une impossible harmonisation
Dans nombre de pays de l’Union, ce sont donc les verdicts judiciaires qui, depuis des années, ont dû trancher la question du rapport des TPN aux plateformes. Pour y remédier, Nicolas Schmit, Commissaire européen chargé de l’emploi, des affaires sociales et de l’intégration, présentait en 2021 un projet de directive. Le projet avait non-seulement pour vocation de clarifier la nature de cette relation, mais également d’accorder des droits sociaux aux TPN. Le texte initial contenait notamment une présomption de salariat sur la base de critères clairement définis et une inversion de la charge de la preuve en cas de recours en requalification. Il envisageait également d’empêcher l’automatisation des décisions automatisées de rupture de la relation de travail.
Le 22 décembre 2023, les États membres rejetaient le compromis conclu entre les négociateurs du Conseil et du Parlement, qui réduisait pourtant considérablement la portée du texte. Dans ce contexte, une seconde conciliation avait lieu, qui renonçait à une harmonisation : la présomption de salariat était désormais déclenchée au cas par cas selon la législation de chacun des pays et les conventions collectives en vigueur. Ce qui n’a pas empêché 23 des 27 États de voter en sa faveur. Mais l’Allemagne, l’Estonie, la Grèce et la France ont voté contre ou se sont abstenues, formant une minorité de blocage qui a conduit au rejet de la proposition.
La France et l’Allemagne : deux positions aux motivations disparates qui conduisant au rejet
En raison de leur importance économique et démographique, le poids de la France et de l’Allemagne a particulièrement pesé dans la balance au moment du résultat. En ce qui concerne l’Allemagne, l’abstention dans ce dossier semble inamovible, faute d’accord au sein même de sa coalition.
Le cas de la France est bien différent. Son opposition à la directive est clairement affichée, comme l’affirmait en décembre le ministre du Travail Olivier Dussopt : « quand vous allez vers une directive qui permettrait des requalifications massives, y compris de travailleurs qui tiennent à leur statut d’indépendants, nous ne pouvons pas la soutenir. »
En la matière, le Gouvernement semble toujours privilégier la voie suivie par la France : un modèle unique en Europe de représentation des TPN, via notamment un système d’élections.
Le rejet de cette directive semble entériner l’impossibilité de trouver un accord au cours de cette mandature : les 28 millions de travailleurs concernés en Europe vont devoir attendre. Par la voie de l’un de ses porte-parole, Uber s’est d’ores et déjà réjouit de la situation.